Arithmétique du suicide

En dix-huit mois, vingt-quatre suicides de salariés chez France Télécom, « FT », la vieille boîte, les deux « TT » des PTT, l’ « opérateur historique » – et abusif – qui s’est longtemps vécu incontournable, et se retrouve en proie à la vie normale d’une entreprise normale : n’existant plus de par une volonté supérieure, étatique, il ne lui est plus possible d’invoquer un monopole disparu ; il lui faut survivre, se mesurer à la concurrence… bref : bosser.

Référons nous aux statistiques des suicides en France : pour 100.000 salariés, FT a donc eu droit, si l’on peut dire, à 16 suicides par an, soit 16 pour 100.000. Comparant ce taux aux statistiques nationales, soit 16,2 pour 100.000 habitants, on devra constater que – macabre décimale – si l’on néglige le 0,2 suicidé de moins, le taux de suicides chez FT reflète fidèlement celui de notre beau pays, toutes populations confondues.

Bien évidemment, ce qui fait ici problème, ce sont les motifs, pas les chiffres. Les 16 suicides annuels et globaux de nos concitoyens se réclament de mille et une bonnes raisons, les maux d’amour, le fric, le fisc, la maladie, l’ennui, l’alcool, les phases de la lune, et n’oublions pas les suicides avec deux balles dans la nuque… tandis que chez FT, c’est le boulot, le boulot, le boulot.

Qu’a-t-il donc de si délétère, ce boulot ? on accuse la règle de mobilité de trois ans. Vous bossez trois ans à un  poste, et hop, virez, trouvez autre chose ! trois ans vous vous encroûtez, trois ans on tourne en rond, allez allez du balai, de l’air, changez. Les militaires connaissent bien, et pratiquent depuis jolie lurette cette hygiène du « trois ans » : se suicident-ils plus qu’ailleurs ? J’ai pu moi-même constater que l’immobilité à un poste est démotivante, pénible, source de sclérose. Oui, il faut bouger dans sa carrière, c’est sain, tonique et enrichissant. Tous les trois ans ? pas forcément… mais il faut penser à bouger, et le faire.

On devra cependant constater qu’ici le jeu est biaisé, les dés pipés. Chez FT, on a du mal, on a de vieilles habitudes : pas bouger, surtout pas bouger. La contrainte jusqu’à présent imposée de changer régulièrement de postes, à effectifs constants, n’entraînerait en principe qu’un simple exercice de permutations…  le hic, c’est qu’on supprime des postes ! et là, ça ressemble furieusement au jeu des chaises musicales. Personne, évidemment, n’a envie de se retrouver comme un gland, debout, inutile, de trop, sans chaise – et sans  bureau – quand la zizique s’arrête.

Tibert